Danses Buissonnières 2018: fort début de saison à Tangente

         Dans ce que d'aucuns appellent une tradition, Tangente ouvre sa saison avec une vision sur l'avenir de la danse contemporaine, par son spectacle Danses Buissonnières. Année après année, Tangente ouvre ses planches à la nouvelle génération de chorégraphes, trié(e)s sur le volet par un jury composé de Claudia Chan Tak, Camille Lacelle-Wilsey, Sébastien Provencher, Jessica Serli et Nate Yaffe, parmi une vingtaine de candidatures. Le résultat est certes fort intéressant, quoiqu'inégal. Chaque chorégraphe choisi(e) se voit octroyer l'opportunité de présenter une oeuvre de dix minutes dans le cadre professionnel de Tangente. Ils/elles se voient accompagné(e)s dans cette expérience de production et de diffusion (pour la plupart, leur première); de plus, ils/elles bénéficient d'une résidence de création avec José Navas/Compagnie Flak, partenaire de Tangente.

        Belle brochette de chorégraphes, donc, mais aussi oeuvres qualitativement inégales, au mérite des vagues d'inspirations et de la définition que chacun se fait du phénomène qu'est la danse contemporaine. En ce soir de première (jeudi le 6 septembre), le public, composé des proches des chorégraphes et de leurs équipes, est gagné d'avance. Tant mieux, rien ne vaut une tape sur l'épaule. Mais la distinction critique ne vole pas haut, et le tape-à-l'oeil règne, comme lors de toute manifestation populaire. Qu'à cela ne tienne, je vais jeter mon grain de sel dans l'engrenage. Au détriment du mouvement de masse (qui se résume trop souvent en une marée bestiale vers l'abattoir, mais ceci est une toute autre histoire...je vous réfère à mes recueils de poésie pour cette vision glauque de la post-modernité).

        Premier à monter au front, Alejandro Sajgalik, avec «N'importe où hors du monde». Il caractérise sa chorégraphie comme une «danse rituelle pour réparer, à l'endroit de l'accroc, le tissu du temps». Il utilise comme accessoire un accordéon. En joue-t-il "live" sur scène, ou est-ce un enregistrement? Peu importe. La tonalité de cet instrument fort baroque évoque un monde "hors du temps", un "entre-monde" si important au chamanisme. Malheureusement, cette trame sonore est vite abandonnée par un beat techno fort malhabile et d'une facilité conceptuelle regrettable. Dommage, car la présence sur scène de ce jeune danseur est palpable et rend concrète toute cette quête à la fois métaphysique et gestuelle. Il serait préférable, selon moi, de centrer cette chorégraphie sur le caractère à la fois antique et déjanté de l'accordéon, quitte à en modifier la gestuelle. Mais, reste à admirer le potentiel évocateur de cet interprète de talent et d'en suivre la carrière future...

       



        La seconde oeuvre à nous en mettre plein la vue fut celle de Marika D. Lafond, «Hystérie».
Chorégraphie qu'elle identifie comme étant «une illusion, une interprétation, un ressac de mon passé religieux qui a sans doute teinté mon développement de femme». Trois femmes, un homme, sur scène. Toutes trois emprisonnées dans un carré de lumière, seul Mattew Heli Brunel se trouve au centre d'un vague halo lumineux. Et il est le seul qui sera en véritable mouvement tout au long de cette chorégraphie, où l'emprisonnement des femmes semble être la norme. Pas qu'il l'aura facile, le pauvre; il rampera difficilement vers l'avant-scène. Une chorégraphie donc hautement symbolique, où le sens se dérobe à quiconque n'aura pas lu le texte accompagnant cette danse. Mais, comme toutes les aventures à haut caractère abstrait, la description, aussi évocatrice soit-elle, ne peut mener qu'à une déception face aux attentes qu'elle soulève et insuffle. Mais une fois cette "déprime" acceptée, force est d'admettre que l'oeuvre concoctée par madame Lafond est d'une rigueur à faire frémir même les plus rigoureux adeptes des merveilles présentées à Tangente. Il s'agit d'une oeuvre majeure, qui espérons-le graciera les planches du Wilder en un format allongé (j'en prendrais bien 90 à 120 minutes de cet imaginaire pour le moins baroque et intriguant!).




       En troisième partie, «Flammèches», d'Alice Blanchet Gavouyère, que celle-ci définit comme une «étude sur la friction et la proximité». Sur scène, deux protagonistes, deux antagonistes. Elles luttent, elles se confrontent l'une à l'autre. Mais tout ceci dans une chorégraphie bien trop sage. Un constat de quasi-échec, sur l'échec conceptuel et une mauvaise mise en scène, surtout sur le manque d'audace face à pousser cet antagonisme dans ses plus ultimes épanchements. À trop vouloir de 'flammèches', on n'attise pas la flamme, on l'étouffe. Dommage.


       Après l'entracte, Audrée Juteau nous propose «Poneyboyz», plus une farce, un sketch qu'une chorégraphie à proprement parler. Ici encore, un duo de danseurs forme un centaure bien mal appareillé. Après une gambade autour de la scène, une pomme offerte en guise de collation semble semer la discorde; suite à ce lunch réparateur, le devant et le derrière du centaure ne semblent plus être en accord l'un avec l'autre. Ce qui mènera inexorablement au divorce, à la déchirure, à la dissolution de la bête mythique, qui désormais devra affronter la vie en deux entités distinctes. Mais ma question demeure: est-ce là vraiment de la danse? LE maillon faible de ce spectacle, sans l'ombre d'un doute. Et dire que la foule en a rigolé face à cette pitrerie... lamentable.

       Que dire face à la chorégraphie suivante, «1, 2, maybe 3» de Jean Bui et de Sydney McManus, sinon que de mettre l'emphase sur leur propre description incluse dans le programme: «Mesurer la banalité. Deux corps tentant une coexistence proximale. La convergence des formes à l'intérieur des vêtements rend leur appartenance confuse». Confusion et banalité. Une bien triste perspective, un bien triste constat. Un peu plus, et l'on se mettrait à rêver au retour sur scène du centaure qui a précédé ce ratage en règle. Si au moins un antagonisme un brin plus violent avait animé ces interprètes, si un soupçon de conflit avait éclaté, si une quelconque trame narrative avait mis en exergue ces deux êtres, un semblant d'intérêt envers leur lutte aurait pu s'investir d'une intensité quelconque... mais malheureusement, cette chorégraphie se destine aux oubliettes. Dommage.

       Fort heureusement, Pénélope Gromko et son «Mes désirs sont désordres» vient clore cette édition des Danses Buissonnières en grand. Elle parle dans le programme d'une «identité désireuse de pureté qui tente la réconciliation avec une féminité objectifiée». Elle avoue porter un intérêt croissant pour les questions politiques, souhaitant explorer son propre art au travers d'une approche plus activiste... si cette chorégraphie est le reflet de ces aspirations, madame Gromko est certes sur la  bonne voie! Une gestuelle à la fois frondeuse et provocante, parsemée de cris et de coups d'éclats, une présence scénique relevant plus d'une féline maîtrisant son royaume que d'une jeune fille en fleur, cette chorégraphe/interprète sait s'entourer de personnalités fortes et créatives, l'aidant sans l'ombre d'un doute à un dépassement de soi pas piqué des vers. Avec cette chorégraphie, on assiste à la naissance d'une interprète majeure du monde de la danse. Il est rare pour moi de crier au chef-d'oeuvre et au génie, surtout en parlant d'une interprète/chorégraphe à l'aube de sa carrière; mais avec Pénélope Gromko, je peux m'avancer sur cette pente sans l'ombre d'un doute. Retenez bien ce nom, et tentez de patienter avant qu'elle ne vienne nous émerveiller avec une chorégraphie des plus majestueuses et des plus réussies avant longtemps!

Crédits photo

Pour «N'importe où hors du monde», © Nick Bostick
Pour «Hystérie», © Sophie Lalonde-Sauvé
Pour «Flammèches», © Alice Blanchet-Gavouyère
Pour «Poneyboyz», © Audrée Juteau
Pour «1,2, maybe 3» © Jean Bui
Pour «Mes désirs sont désordres», © Geneviève Éthier

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