Sarah Dell'Ava: l'incandescence de l'or/art

Sarah Dell'Ava: l'incandescence de l'or/art

par Luc Archambault


       La richesse culturelle d'une ville ne se mesure pas en briques ni en dollars de subvention/mécénat. Elle ne se mesure pas en nombre de théâtres, salles de cinéma, compagnies de production. Elle se mesure aux risques, aux paris fous tenus par des artistes hors-normes. Montréal, en tant que l'unes des villes-phares de la culture nord-américaine, voire mondiale, carbure par de telles folies. Et cet automne, Tangente Danse est l'hôte d'une pareille démesure. Sarah Dell'Ava vient y défoncer les barrières spacio-temporelles avec son spectacle/témoignage intitulé "Or". Imaginez: neuf représentations, d'une durée de quatre heures chacune, sur neuf jours consécutifs. Trente-six heures de danse, mais bien plus qu'une simple gestuelle: il s'agit bel et bien d'un rituel, d'une plongée dans les profondeurs de l'âme, une quête inéluctable des origines (Or, qui découle d'Oriri, nom de la compagnie de danse de madame Dell'Ava; Oriri est la racine latine du mot "origine", et signifie naître, se lever, s'élancer), voire une quête de l'Absolu, sans filet de sûreté, sans compromis.


Madame Dell'Ava offre une version bien personnelle d'un Gesamtkunstwerk: gestuelle, chants, peinture (murales grandioses évoquant une imagerie taoïste de la féminité, toute en chakras et méridiens). Seul bémol, à mon avis: l'accompagnement sonore, en sourdine et beaucoup trop discret. On aurait préféré un environnement bien en chair pour "accoter" l'effet chorégraphique... on remarque certaines balises sonores venant segmenter la performance de gestes précis faisant suite à des envolées improvisées... qu'aurait été ce chef-d'oeuvre si , entrecoupant les phases silencieuses, une trame sonore inspirée (style des chants de baleine, le crépitement d'une chandelle, des chants de grillons, les sons d'un orage, le ruissellement d'une averse) avait ponctué cette crucifixion chorégraphique?



Suite à ma première visite (je me suis présenté à quatre représentations en date d'aujourd'hui pour répondre à ma fascination pour cet oeuvre hors-norme), je me suis questionné quant à l'atteinte de la nuit obscure de l'âme, concept cher à St-Jean-de-la-Croix et à Ste-Thérèse-de-Lisieux, remontant jusqu'au Soufisme (la Chadhiliyya ou Shadhiliyya, plus spécifiquement la théorie d'Ibn Abbad al-Rundi, 1333-1390), la gestuelle de madame Dell'Ava plongeant dans la souffrance la plus totale (entrecoupée de gracieux sourires, rires et autres bénédicités). Car pareille plongée dans les profondeurs abyssales de l'âme ne peut s'effectuer sans heurt, sans atteindre un niveau d'obscurité spirituelle (et physique), un dénuement du geste, avant d'entreprendre une ultime remontée vers la lumière.

Véritable éloge de la lenteur, de la force vitale qui tout à coup s'anime et prend possession d'un corps, d'un souffle, d'un cri, d'un chant, d'une ampleur gestuelle majestueuse, ce Gesamtkunstwerk pousse l'effet hypnotique à un point tel que lorsque madame Dell'Ava décroche et coupe la performance d'un commentaire pratico-pratique (par  exemple, s'excusant pour aller se désaltérer), l'on redescend des hautes sphères jusqu'où cet envoûtement nous avait catapulté et l'on retombe dans notre incarnation avec un fracas presque malheureux.



Mais que doit traverser madame Dell'Ava à travers pareil exorcisme? L'absence de sens précis à ses mouvements (ni dextrogyre, ni sinistrogyre) vient probablement minimiser les effets hypnotiques sur sa conscience. Avec, en plus, les balises sonores ponctuant son environnement chorégraphique. Il serait intéressant de répéter pareille expérience en adoptant un sens et/ou l'autre, sans balise aucune, en totale improvisation, voir jusqu'où au juste pareille aventure mènerait...

N'empêche, dans sa forme actuelle, cette performance/quête suscite déjà chez les spectateurs/témoins attentifs à cette gestuelle si généreusement totale un profond ébahissement. Non mais vraiment, Tangente? Comment voulez-vous que l'on puisse se présenter à un spectacle subséquent de danse, plus "straight", plus "sage" et "commercial", suite à une maestria de cette ampleur, d'une originalité tellement déjantée qu'on en est transporté à mille lieux des autres scènes montréalaises?



Évidemment, tout ce qui précède demeure une extrapolation bien personnelle, sans validation aucune de la part de cette danseuse/chorégraphe/artiste incandescente. Il est à noter que suite à l'ultime représentation du samedi 22 septembre (de 14:00 à 18:00), madame Dell'Ava répondra aux questions du public dans le cadre d'un interview mené par un(e) représentant(e) de Tangente. Espérons que Dame Dena Davida viendra explorer ce terreau fertile qu'est Sarah Dell'Ava et sa gestuelle sans compromis.

Crédit photos: © Robin Pineda-Gould

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