Tangente: programme triple : Summertime, Regression et Unbodied


par Luc Archambault


      Une autre semaine, un autre spectacle à Tangente. Cette fois-ci un triptique explorant la relation entre corporalité et gestuelle, entre émotions et expression, entre ombre et lumière. Et quelle exploration!

       D'entrée de jeu, Natacha Viau interprète une chorégraphie qu'elle a crée de concert avec Marie-Pier Laforge-Bourret. Gestuelle née, à l'origine, à travers la prestation de la chanson "Summertime" par Janis Joplin. Mais plus qu'un simple pastiche émotionnel, il s'agit ici des émotions émanant des réminiscences des deux co-chorégraphes face à cette chanson, de la fade persistance effacée de la mémoire lorsque ré-imaginée maintes et maintes fois, forgeant obligatoirement l'identité mais perdant de sa substance propre au fil des boucles rejouées. D'où une atmosphère douce-amère, léchée par un éclairage savamment dosé par Benoît Larivière, qui peint la scène, tout comme l'interprète, de tons et d'ombres, suscitant un spleen intense qui se diffuse dans la brèche émotive ainsi ouverte. Le programme fait mention du but visant à "faire revivre les sensations qui (y) sont rattachées, de retrouver les traces qu'ils (émotions et souvenirs) ont laissées et d'atteindre un ressenti corporel". Ces "souvenirs significatifs", concept hautement ésotérique lorsque l'on parle de corporalité incarnée, sont ici pleinement investis de la présence d'un passé qui, bien qu'évoqué plus que perçu, voire même compris charnellement par l'auditoire, ne se laisse que vaguement deviner, du moins par ceux qui ne savent pas que cet effort de remémoration orbite autour de Janis Joplin et de son interprétation de "Summertime". Mais est-ce bien grave? Cette méconnaissance diminue-t-elle de quelque mesure que ce soit l'appréciation de cette chorégraphie douce, subtile et pleinement évocatrice en elle-même? Il faut savoir s'abandonner entre les mains de certain(e)s artistes, et c'est le cas ici. Bravo donc à mesdames Viau et Laforge-Bourret

Natacha Viau © Marc-André Riel


      Puis vint Hoor Malas et sa chorégraphie "Regression", sorte de cri du coeur évoquant Nijinski et son "Sacre du ¨Printemps", comme un violent réquisitoire contre la folie des Hommes. Sauf que dans le cas de madame Malas, ce cri, cette violence a déjà éclaboussé le monde des humains, alors que Nijinski préfigurait la Première Guerre Mondiale. Mais la violence ressentie tant par cette incandescente interprète que par un auditoire sidéré par tant d'intensité, rarement vue sur les planches montréalaises, se terminant par un crescendo d'une puissance interpellante inouïe et sans réponse, je ne peux dire qu'un "félicitations" quasi muet face à cette mise en abîme de la hauteur d'un gratte-ciel tout juste à côté du gouffre de la Géhenne. Quelle chorégraphie impressionnante. J'en suis quasiment sans mots. 


Hoor Malas © Hubert Lankes



       Pour clore cette soirée intense, Lakesshia Pierre-Colon nous présenta son "Unbodied", sorte de parcours initiatique où, encore une fois, l'ambiance lumineuse créée par Benoît Larivière vient mettre savamment l'accent sur une gestuelle à la limite du hip-hop, à la limite de l'expression d'un déchaînement saccadé, entrecoupé par des éclairs de douceur et d'amour. Une gestuelle où se profile deux pôles, cet amour, justement, et une haine totale, glaciale, qui retient la force de madame Pierre-Colon et qui en même temps lui permet de se montrer vulnérable et ouverte au monde. Tout comme les scènes stéréoscopiques où explosent les flashs des néons et projecteurs, où le corps de cette interprète semble quasiment disparaître dans un écran d'explosions thermonucléaires mais d'où elle ressort complètement indemne, cette pièce, trop courte à mon goût (j'aurais aimé en voir plus!) laisse entrevoir un avenir parsemé de brillantes chorégraphies, toutes plus intéressantes les unes que les autres!


Lakesshia Pierre-Colon © Vanessa Fortin

       Somme toute, trois pièces d'une puissance commune, d'une intensité qui, se mêlant à une douceur (Summertime), à un crescendo violent (Regression) ou à une dualité amour-haine (Unbodied), qui ont été touchées des dieux, ou du dieu des éclairages, Benoît Larivière, qui a su imprégner chacune de ces chorégraphies d'un visuel unique, adapté à chaque gestuelle. Un beau travail de création et de support, de dialogue avec les interprètes/chorégraphes. Chapeau!

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